Dans le hall du Conseil Régional du Rhône, j'ai pu voir l'exposition Héroïnes H/F dans la BD . Celle-ci propose de renverser le regard sur les personnages principaux de la bande dessinée : et si le personnage principal n’était pas Gaston, mais Mademoiselle Jeanne ? Si Tintin ou Astérix étaient des femmes ? Laissant carte blanche à 30 auteurs de bandes dessinées, l’exposition montre des planches uniques (vous pouvez les voir ICI), auxquelles sont associés les commentaires et analyses d'universitaires (qui sont ICI). C'est très intéressant et j'ai sélectionné quelques passages.
(morceaux choisis, les textes ne sont donc pas de moi)

1/ La femme dans le frigo

Dans la BD (tout comme dans les films ou les romans), la présence des femmes, leur importance et la façon dont elles sont présentées dépendent avant tout du type d’histoire que le scénariste désire raconter. Tous les personnages étant au service de l’intrigue, ils ont une fonction narrative et n’existent pas simplement pour eux-mêmes : il serait donc absurde (et néfaste pour la liberté artistique des auteurs) d’exiger la parité absolue au sein de chaque album. Ce qui pose problème, ce n’est pas tel ou tel scénario en particulier ; c’est plutôt l’existence d’habitudes tenaces et souvent inconscientes dans l’écriture, qui font que les mêmes schémas d’interaction homme/femme vont se reproduire d’une œuvre à l’autre et, de façon plus générale, influencer notre perception du rôle des femmes. Pour lutter contre cela, il est nécessaire d’identifier ces schémas récurrents. Le plus connu d’entre eux est celui de la demoiselle en détresse dans lequel le fait de porter secours à une femme devient l’objectif de la quête c’est une manière simple et efficace de justifier le fait que le héros parte à l’aventure. Tout irait bien si ce schéma affectait indifféremment les deux sexes mais, sauf cas exceptionnel, ce sont bien les femmes qui se voient attribuer ce rôle passif de second plan.

Un autres schéma, moins connu mais tout aussi présent, est celui de la «femme dans le frigo». L’expression women in refrigerators a été inventé en 1999 par Gail Simone, scénariste de comics américaine, pour dénoncer le fait que les personnages féminins sont souvent tués, torturés ou privés de leurs pouvoirs dans le seul but de faire avancer l’intrigue. Le terme fait référence à un épisode de Green Lantern dans lequel le personnage principal retrouve sa petite amie découpée en morceaux et placée au réfrigérateur par le méchant de l’histoire ; la perte de celle-ci va ensuite servir de motivation pour le héros qui trouvera dans son désir de vengeance les ressources nécessaires à la victoire.

2/ Les ciseaux de Seccotine

Les frasques du Petit Spirou nous paraissent bien innocentes (suffisamment, en tous cas, pour apparaître en tête de gondole des rayons jeunesse), même lorsque le jeune garnement s’apprête à couper aux ciseaux, par surprise, le maillot de bain d’une inconnue. Mais que se passerait-il si une petite fille en faisait de même pour un homme ?

Ce que nous montre cette inversion, c’est le fait que la société ne considère pas de la même façon la sexualité des jeunes garçons et celle des jeunes filles la curiosité des premiers semble naturelle, en rapport avec l’idée que les hommes ont «naturellement» plus d’appétit sexuel et sont incapables de se contrôler . Au contraire, on estime que les petites filles doivent être protégées, que leur rôle est toujours celui d’une proie potentielle il est donc dérangeant de les voir endosser un rôle de prédateur.

3/ Pourquoi si peu de femmes dans la bande dessinée humoristique ?

Pourquoi cette relative absence des femmes dans la bande dessinée humoristique ? Cela tient à l’un des grands paradoxes de la pratique humoristique on évoque souvent le rôle que peut jouer l’humour dans la lutte politique, tout en remarquant qu’il peut parallèlement renforcer les rapports de domination sociale en recourant à des stéréotypes. L’humour des dominés est en soi une réalité complexe il est difficile de prendre pour cible les dominants car ce sont eux qui fixent les règles du comique il faut alors respecter celles-ci et donc rire des mêmes cibles que les dominants, c’est-à-dire de soi-même.

On a souvent remarqué que l’humour féminin était essentiellement une forme d’autodérision, reconduisant les codes comiques masculins pour se les appliquer soi-même et ainsi tenter de récupérer la maîtrise de sa propre image. Si une femme se risque à rire des hommes, son discours sera dit féministe, toute mise en question du pouvoir du dominant étant ainsi neutralisée en lui donnant l’apparence d’une idéologie portée par quelques empêcheuses de tourner en rond vindicatives.

Une héroïne de bande dessinée humoristique se trouverait donc, en l’état des choses, dans une situation intenable soit elle accepte de rire d’elle-même et donc de se nier en apparaissant sous les traits d’un stéréotype, soit elle rit des autres mais revendique alors une idéologie et prend le risque de ne toucher qu’un public de converti.e.s. Sur des espace plus libres, tels qu’Internet, les blogueuses parviennent à faire de la bande dessinée humoristique et annoncent une réelle évolution des pratiques, mais que faire dans les grands circuits de distribution, contraints de respecter des attentes qu’ils n’ont pas conscience de fixer eux-mêmes ?

4/ Le syndrome de la Schtroumpfette

Certaines notions ont été forgées de façon très anodine, sur un site ou dans un journal, avant d’être récupérées par toute la communauté internet et d’accéder au rang d’outil critique courant. Par exemple, on entend parfois parler du « syndrome de la Schtroumpfette » (the Smurfette principle), qui est employé de nos jours pour désigner le fait que la présence d’une seule femme dans un groupe (notamment professionnel) sert d’alibi pour ne pas avoir à pousser plus loin la réflexion sur la parité. Dans ce type de cas, les femmes sont finalement perçues comme une minorité qui doit avoir sa représentante, mais pas vraiment comme des collaboratrices dont la présence serait banale et normale. C’est donc une bonne intention qui aboutit à un résultat mitigé.

La paternité (ou la maternité ?) du terme revient à Katha Pollitt qui l’a employé en 1991 dans les pages du New York Times. Elle y critique spécifiquement les dessins animés et les livres pour enfants, dans lesquels des groupes de garçons sont fréquemment flanqués d’un unique membre féminin fortement stéréotypé (du Muppet Show aux Tortues Ninja), véhiculant l’idée que les femmes sont minoritaires, subalternes, et définies par leur genre plus que par leur personnalité.


Notons au passage que la Schtroumpfette est ici licenciée, car elle est trop sexy Sa robe est courte ! Mais que dire de tous les autres schtroumpfs qui se baladent torse nu… et dont on voit la queue ?

5/ Le Bechdel

C’est encore une dessinatrice de BD américaine, Alison Bechdel, que l’on doit le fameux test qui porte son nom. Le Test de Bechdel permet de déterminer si un scénario laisse une vraie place aux femmes, ou si celles-ci ont seulement un rôle mineur il faut 1) que les films, les BDs ou les romans concernés contiennent au moins deux personnages féminins et 2) qu’ils dépeignent au moins une scène dans laquelle ces femmes, entre elles, parlent d’autre chose que d’un homme. Ce test provient en fait de la BD humoristique de Bechdel Dykes to Watch Out For, où un des personnages explique à l’autre que ce test lui sert de guide pour décider quel film elle ira voir au cinéma. Ce qui était initialement une simple plaisanterie est donc devenu, en l’espace de quelques années, un véritable outil d’analyse ; et même s’il n’est pas pertinent dans 100% des cas, il permet tout de même la mise en lumière d’une véritable inégalité de traitement dans le paysage culturel mondial.

Cette absence chronique d’une interaction réelle entre femmes ne date pas d’hier. Elle est liée au fait que dans les représentations collectives, l’amitié féminine n’existe pas, sauf pour former un groupe de bonnes copines qui ne s’intéressent qu’aux hommes et aux façons de leur plaire. Le reste du temps, les femmes, individus socialement désavantagés, n’auraient que haine et mépris pour celles qui les entourent dans leur vie professionnelle et qui seraient toujours perçues comme des rivales venues usurper leur place chèrement acquise, dans un monde hostile à leur réussite.